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Roberto HUARCAYA

Rive droite du port

AMAZOGRAMAS/ANDEGRAMAS

Il y a plus de dix ans que Roberto Huarcaya prend des photographies sans utiliser d’appareil photo. Tout a commencé au début des années 2010, lorsque la Wildlife Conservation Society (WCS) l’invita à visiter et à photographier Bahuaja Sonene, une réserve intangible de la forêt amazonienne du Pérou. Huarcaya devait rentrer de ce premier voyage avec de belles photos en noir et blanc de la forêt et aussi avec une grande insatisfaction. Son séjour dans la forêt lui avait fait vivre une expérience à la fois merveilleuse et déconcertante. Et ça, ça n’était pas sur les photos qu’il avait prises.


Huarcaya allait retourner plusieurs fois dans la réserve, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne à capturer cette expérience. En laissant de côté la haute technologie des appareils, il décida de recourir à la plus primitive des techniques photographiques : le photogramme. Il s’agit de l’exposition directe de papier photosensible à ce qui se trouve entre lui et une source de lumière. Un de ses inventeurs, l’anglais William Henry Fox Talbot, baptisa cette technique, au 19ème siècle, du nom de dessins photogéniques, de ceux que réalise le propre crayon de la nature. Ainsi, Huarcaya disposa des rouleaux entiers de papier photo, de trente mètres de long, parmi le feuillage de la forêt, dans l’idée de les exposer à un flash manuel, mais une tempête électrique le prit de cours et les éclairs servirent de source de lumière. C’est ainsi que la forêt se dessina d’elle-même. La série d’images monumentales qui en résulta fut baptisée Amazogrammes.


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Le Pérou est un pays divers et fragmenté, tant sur le plan social que culturel et économique. C’est peut-être pour cela que son territoire, formé de trois grandes zones géographiques (la côte désertique du Pacifique, la cordillère des Andes et la forêt amazonienne) est un des rares concepts qui confèrent une unité à la représentation du pays. Après avoir portraituré la forêt amazonienne, Huarcaya  entreprit alors de dessiner les Andes, pour proposer peu à peu une image plus ample et complète du Pérou. Cette tâche, cependant, recelait divers défis peut-être plus grands que ceux que représentèrent les Amazogrammes, car la technique du photogramme n’est guère propice pour capter les grandes montagnes ou les vallées profondes.


Le Pérou est considéré comme une des six régions qui ont vu naître la civilisation. C’est ce monde culturel à la matrice andine, dont il subsiste encore des traces originelles malgré la conquête espagnole postérieure et les migrations subséquentes de personnes provenant d’Afrique, d’Asie et d’Europe, que Huarcaya s’apprêtait à fixer sur ses photogrammes. Pour ce faire, il eut recours à une stratégie maintes fois utilisée par le passé : partager ses connaissances en photographie par le biais d’ateliers avec les personnes avec lesquelles il souhaite travailler. C’est une façon d’offrir quelque chose et de créer des liens avant que de leur demander de poser pour lui.
Huarcaya en fit l’essai dans une des communautés de la nation Q’eros, située à 5000 mètres d’altitude, près de Cusco. L’isolement volontairement imposé par la communauté entrava cependant la fluidité de leur relation et la réalisation d’un portrait ne s’avéra point viable. Avant de partir, pourtant, Huarcaya réalisa deux photogrammes de dix mètres de long chacun de murs qui servent à contenir le bétail dans cette communauté, murs qui datent de l’époque Inca et qui ont survécu, réparés continuellement, jusqu’à aujourd’hui.
Il connut un autre sort dans la communauté de Patacancha, également située dans les montagnes avoisinant Cusco. Là, les habitants vivent fiers de leurs traditions – en particulier de leur production textile – et sont désireux de les montrer au monde. Huarcaya y réalisa des ateliers de photogrammes et de photographie avec des appareils pinole avec les enfants de la communauté. Ensuite, le lien de confiance établi à travers le jeu, il leur demanda de se prendre eux-mêmes en photo, parés de leur tenue typique, sur un grand photogramme. L’image qui en résulta, nommée Patacancha, rassemble les silhouettes et les petits gestes de 36 enfants de la communauté. Aussi bien sur le plan de la culture matérielle que sur celui de la culture vivante, Huarcaya nous propose ainsi une vision des Andes comme matrice du Pérou actuel, à partir d’éléments précolombiens qui survivent jusqu’à aujourd’hui.


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Les photogrammes possèdent une qualité bien particulière qui les différencient des autres sortes de photographies. En accord avec Geoffrey Batchen, plutôt que des images (représentations ou substituts de choses qui ne sont pas là face à nous), ce sont des émanations ; des choses qui d’elles-mêmes parviennent à faire disparaître la distance entre la présence et l’absence. De là tout leur pouvoir.
Ce que le spectateur a devant lui dans cette installation, c’est une enceinte qui résume, dans une certaine mesure, la vision qu’a Huarcaya du Pérou. Dehors, entourant le tout, les Amazogrammes nous confrontent au cadre naturel de la forêt amazonienne. Dedans, d’un côté, les murs incas de la nation Q’eros nous parlent des vestiges matériels d’une culture millénaire et, au revers de ces murs, les enfants de Patacancha nous reçoivent et nous interpellent, depuis leur culture et leurs traditions, portées avec fierté jusqu’à aujourd’hui. Le Pérou, c’est un ensemble de choses, mais ceci est peut-être son essence, semble nous dire Huarcaya.

Carlo Trivelli

 

Lieu d'exposition